mardi 18 septembre 2012

LES AVEUGLES


LES AVEUGLES

traduit du chinois par Emmanuelle Péchenart

Découverte d'un auteur chinois intéressant avec ce roman de Bi Feiyu. Je pense ne pas m'arrêter là dans l'exploration de son univers. Il a un petit quelque chose en plus qui me parle énormément, une certaine lucidité dans ses observations, une sensibilité aux rapports humains, un réel talent pour l'écriture, et un certain humour qui se décèle ici et là, très léger cela dit dans ce récit, mais qui laisse entrevoir l'étendue de son humanité.

Ce qui m'a interpellée, c'est la verve et le ton employé dans ce récit. Je m'y suis sentie plus à l'aise et dans mon élément que dans d'autres romans chinois. Le style m'a beaucoup plu car le niveau de langage va du normal au familier, nous rapprochant ainsi imperceptiblement de l'univers des personnages, comme si on avait finalement beaucoup plus en commun qu'on ne le penserait.
Étonnant alors qu'on explore ici un univers qui nous est doublement étranger, celui qui a trait au mode de vie et de pensée chinois, et qui est plus est, de non-voyants chinois.

Bi Feiyu s'est en effet attaché ici à nous faire partager le quotidien d'une petite communauté de masseurs aveugles spécialisés dans le tuina ("massage thérapeutique relevant de la médecine traditionnelle chinoise").

Extrait de la 4è de couv' : "... (il) a songé à ce livre pendant vingt ans avant d'entreprendre sa rédaction, cherchant dans la fiction les moyens de rendre justice aux non-voyants qui l'ont inspiré et l'ont impressionné par leur recherche du bonheur, souvent plus joyeuse et volontaire, dit-il, que celle des voyants."

Mission accomplie car les non-voyants ne se victimisent pas ici et l'auteur ne cherche pas à apitoyer. C'est le portrait d'hommes et de femmes chinois presque ordinaires qui cherchent simplement à être "auto-suffisants", à subvenir eux-mêmes à leurs besoins et assurer leur avenir, et qui sont peut-être en réalité plus extraordinaires que les "normaux" puisqu'ils doivent faire face aux mêmes épreuves de la vie avec un sérieux handicap de départ.

Tout au long de ce récit, on y suit donc leurs espoirs, leurs ambitions, leurs motivations, leurs rêves (travail et famille), les couples qui se forment (j'ai été frappée par l'importance de l'amour dans ce milieu - j'ai aimé le côté cru des faits, et également la pudeur dans leur descriptions), leurs doutes, leurs fantômes, et on se rend compte qu'on se ressemble beaucoup en réalité, sauf que tout cela est peut-être plus exacerbé chez eux.
C'est un roman très instructif aussi sur la mentalité à la chinoise, cette idée de réussite à tout prix, d'indépendance, d'être son propre patron.
  
J'ai particulièrement aimé les réflexions et observations pertinentes qui émaillaient ce récit, provenant des non-voyants ou de l'auteur, des vérités auxquelles on ne pense pas, ou simplement des phrases qui font mouche.  

Extraits :
"Elle s'était rendu compte que le langage a aussi ses points d'acupuncture. [...] il arrivait toujours à toucher juste avec le langage, pour son interlocuteur c'était comme une illumination." (c'est vrai, d'ailleurs, quand on lit des livres qui nous bouleversent à travers les mots, on peut se dire qu'on a fait une sacré séance d'acupuncture)

"Elle lui tend la main et demande:
- Tâte voir mon visage, je suis belle ?
- Oui, tu es belle.
[...]
- Belle comment ?
Xu Tailai est embarrassé. Il est aveugle de naissance, il n'a jamais su ce que signifiait ce mot. [...]
- Tu es encore plus belle qu'un plat de viande au caramel."
  
Étant particulièrement friande de massage, j'ai pu également beaucoup m'identifier et mieux imaginer ce salon et ses masseurs. J'ai appris beaucoup aussi sur le massage chinois, ses pratiques, son concept, ça m'a vraiment plu.
Aaah et puis la description des restaurants comme les ouvriers chinois les aiment, la petite cantine où ils se sentent chez eux, excellent ! Pour un peu, on était dans du Zola. C'est tout à fait ce genre de passage qui me donne envie d'explorer davantage l'univers de cet auteur !   

J'ai tout de même mis un peu de temps à me laisser aller dans cette histoire au début.
Cet univers, la façon dont se déroulaient les événements en s'étirant presque, personnage après personnage, qui s'entremêlent, puis dont on suit de nouveau le point de vue solo, m'avaient semblé étranges au départ. On peut en plus avoir une impression de foisonnement de personnages, pas toujours évidents à distinguer les uns des autres avec les noms, et auxquels on ne s'attache pas comme ça.

Je ne sais plus à quel moment le déclic s'est fait, mais c'est un récit qui se laisse lire à son rythme, et une fois que je l'ai accepté, l'expérience de lecture a été très agréable.       

Intègre le

L'auteur
Né en 1964 à Xinghua dans la province du Jiangsu, Bi Feiyu passe son enfance et sa jeunesse à la campagne. Il commence à écrire très tôt, d'abord des poèmes, ensuite des nouvelles et romans, dont plusieurs ont été couronnés par des prix littéraires, dont le prestigieux Man Asia Prize 2010 pour Trois soeurs.

10 commentaires:

  1. Belle note de lecture, A Girl, je ne connaissais pas et tu donnes bien envie de le lire. Bonne journée.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je ne sais pas si c'est son meilleur mais le thème vaut le détour déjà, et j'ai été plutôt agréablement surprise par cet auteur. Tant mieux si ça transparaît.:)

      Supprimer
  2. de mon côté, j'étais plus mitigée : http://mademoiselleorchidee.wordpress.com/2011/11/21/les-aveugles-bi-feiyu/
    J'ai aimé les aspectis liés aux sens, mais j'ai trouvé parfois l'écriture ennuyeuse.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Comme je disais en fin de billet, j'ai mis du temps à me laisser aller car en effet, comme tu le dis si bien, l'écriture est parfois exigeante. Je précise "parfois" car il alterne avec des passages et dialogues plus légers, expressifs et colorés, assez inattendus d'ailleurs dans ce contexte, c'est ce qui m'a plu entre autres, et qui expliquerait que le style ait fini par m'apprivoiser.
      Et puis j'ai vraiment aimé le thème, la façon dont il en rend compte, ça a beaucoup joué dans mon appréciation du roman. Ce n'est pas un sujet si évident à développer, surtout auprès de "voyants", et le contexte "Chine" rendait le tout vraiment intéressant pour moi. Ceci dit, je comprends qu'on puisse sortir de là pas plus convaincu que ça. Si je n'avais pas eu cet heureux déclic, je n'aurais pas été aussi prolixe je pense.:)

      Supprimer
  3. "plus belle qu'un plat de viande au caramel" : un compliment, pour un chinois...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. ... un chinois aveugle de naissance, précisons tout de même, qui, pour essayer de donner un visage à la beauté, lui compare le meilleur selon ses goûts en terme gustatif. Je trouve ça mignon, moi, d'être comparé à un plat de viande au caramel (ça doit être délicieux en plus - *bave*).

      Supprimer
  4. Et bien ton commentaire donne bien envie de lire ce livre.
    Le coup du plat de viande au caramel est excellent.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, c'est un compliment qui a ses arguments...:D
      Ce roman m'a beaucoup plu au final mais a mis du temps à m'apprivoiser tout de même. J'aime beaucoup l'auteur tel qu'il transparaît à travers ce livre en tout cas.

      Supprimer
  5. Perso, un livre qui se penche sur l'univers et les perceptions de non voyants m'intéresse, qu'il soit chinois ou .... euh... français ! ALors je note !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ah oui, cette thématique est vraiment bien traitée ici, cela dit, je crains que tu ne trouves cela dense et parfois longuet comme Orchidée. C'est une lecture qui impose son rythme, on n'est pas dans l'absorbant/palpitant, je préfère bien te prévenir.

      Supprimer

Merci pour votre petit mot. Les commentaires sont modérés par défaut, mais j'y réponds toujours.